CHAPITRE 6
Ils regagnaient leurs lieux de travail respectifs : Spence son laboratoire, le directeur son bureau et Ari le Centre culturel. Cela avait été un déjeuner des plus agréables, et dont Spence se souviendrait. Ils n’avaient pas déjeuné à la cafétéria, comme il s’y attendait, mais dans l’un des quatre excellents restaurants de Gotham : Les Beaux Esprits, réplique tout à fait honnête d’un restaurant français. Spence n’avait jamais eu l’occasion de fréquenter l’un de ces restaurants et il fut agréablement surpris de voir qu’ils étaient très différents des cafétérias. Il fut moins surpris de constater que, comme tous les grands restaurants sur la Terre, ils étaient plutôt chers. Les cafétérias étaient gratuites, pas les restaurants.
Le déjeuner s’était composé de cœurs de palmiers et artichauts vinaigrette, et de quiche lorraine. Et Spence en était sorti apaisé et détendu, sensation imputable autant à la compagnie qu’aux effets de la nourriture et de l’atmosphère environnante. Les Zanderson, père et fille, s’étaient révélés des hôtes charmants. Ils l’avaient tellement pressé de se raconter qu’il s’était laissé aller à parler de lui-même beaucoup plus qu’il ne le faisait en général, mais cela l’avait rendu heureux. Et plus d’une fois pendant le repas, il avait levé les yeux et constaté que les beaux yeux bleus d’Ari l’observaient avec une drôle d’expression.
Ils arrivaient au point de jonction où il allait devoir les quitter pour retourner à son laboratoire. Pour quelqu’un qui avait frémi intérieurement à cette invitation, il regrettait maintenant sincèrement de voir se terminer si vite le temps trop court qu’ils avaient passé ensemble.
« J’espère que vous allez réfléchir à ma proposition, dit le Dr Zanderson. Je pense que vous devriez trouver que l’expérience en vaut la peine. Je dirais même que cela pourrait aussi vous aider dans votre recherche. Un jeune homme brillant comme vous : je pense que vous devriez pouvoir mettre sur pied quelques expériences qui justifieraient le voyage. »
Spence n’écoutait qu’à moitié la proposition du directeur.
« J’ai peur que, avec l’approche de mon rapport…, objecta-t-il.
— Oh, cela n’est qu’une formalité, dit le directeur en souriant. De plus, si vous acceptiez de diriger une des équipes de recherches pendant l’expédition, votre rapport pourrait être différé, vous pourriez même en être totalement exempté. Terraforming, c’est le futur : une question passionnante. J’aurais bien aimé y retourner moi-même, mais… les obligations, vous savez. »
Il regarda le directeur d’un air légèrement embarrassé. Ari remarqua sa gêne et vint à son secours : « Oh Papa ! Terraforming est ton grand dada, ce n’est pas celui de tout le monde. Arrête de le harceler avec cela. Je suis sûre que Spence a bien mieux à faire que de parcourir un vieux morceau de roc poussiéreux. En tout cas, moi oui. »
Le directeur répliqua : « Quelle fille difficile ! Bon je ne vais pas vous presser de donner une réponse, Dr Reston. Mais j’espère que vous allez y réfléchir. L’expérience de Mars est vraiment fantastique.
— Je vais y réfléchir. Et merci à tous les deux pour ce déjeuner très agréable. C’était très aimable à vous.
— Je suis très heureux que vous ayez pu vous joindre à nous. C’est toujours un plaisir pour moi de faire mieux connaissance avec mes collègues. Alors, au revoir.
— Bonne fin de journée », dit Ari. Ils se retournèrent et partirent bras dessus bras dessous en suivant l’axe central. Spence les regarda s’éloigner et s’engagea dans la voie latérale menant au labo.
À son retour, Tickler l’attendait. Quelque chose dérangeait l’assistant méticuleux : il lança en direction de Spence des regards que celui-ci interpréta comme exprimant sa désapprobation. De bonne humeur, Spence feignit d’ignorer ce qui pouvait ressembler à des reproches : après tout, ne venait-il pas de déjeuner avec le directeur ? Rien à ce moment n’aurait pu menacer si peu que ce fût son amour-propre.
« Bon, Tickler, où en sommes-nous pour cet après-midi ? Sommes-nous prêts pour la séance de cette nuit ? J’ai l’intention d’augmenter la dose d’électroencéphamine de cinq pour cent. Je voudrais tester le scanner avant de commencer l’expérimentation.
— Je n’ai pas oublié », dit Tickler. Il fit un signe de la tête dans la direction de la cabine de contrôle et Spence vit qu’ils avaient un visiteur. « Vous vous souvenez sans doute que vous m’avez chargé de trouver notre nouvel assistant.
— Si vite ? Vous n’avez pas perdu une minute. Très bien, allons faire sa connaissance. » Il fit un signe au cadet qui les observait par la vitre de la cabine de contrôle. Le jeune homme se leva et vint se placer à côté de Tickler.
Spence tendit la main au jeune assistant qui était plutôt petit. « Je vois que vous avez déjà rencontré le Dr Tickler. Tel que je le connais, il vous a probablement déjà mis au travail. Je suis le Dr Reston.
— Oui. Nous nous sommes déjà rencontrés », répondit le nouveau venu en lui serrant la main. Spence le regarda de plus près. Bien que le cadet lui semblât familier, il ne parvenait pas à le remettre.
« Je suis désolé…
— Je ne pensais pas que vous vous en souviendriez. Je vous ai heurté dans l’allée principale du jardin, il y a environ une semaine.
— Kurt, n’est-ce pas ? » Il se souvenait de l’incident.
« C’est cela. Kurt Millen. Première année. Niveau D, secteur 1.
— Eh bien, ravi de vous avoir à bord. J’espère que nous pourrons rendre ce poste intéressant pour vous.
— Dois-je en déduire que vous approuvez mon choix ? » demanda Tickler. Spence ne vit pas le sourire narquois qui accompagnait la question, sinon il aurait pu émettre de réserves.
Au lieu de cela il déclara : « Oui, oui. Je pense que Kurt fera tout à fait l’affaire. Il peut commencer par vous aider à préparer le test du scanner pendant que je prépare l’encéphamine. »
Le travail de l’équipe se déroula sans interruption et, tout en travaillant, Spence repensait à sa conversation avec Ari non sans éprouver une sorte de gêne devant la chaleur des sentiments qu’elle provoquait en lui. Cette fille a quelque chose, pensa-t-il. Prends garde, lui répondit de toute sa prudence sa voix intérieure.
La brume dorée s’était évaporée sous le coup des vents glacés qui semblaient descendre de hauteurs incroyables. La vallée verdoyante virait au brun. Les tiges blanchies d’herbes desséchées et les pétales de minuscules fleurs jaunes tournoyaient autour de lui entraînés par un vent déchaîné.
Il frissonna et entoura de ses bras sa poitrine pour se tenir chaud. Il baissa les yeux et vit que le sol à ses pieds était dur et nu. Autour de lui il vit le reflet étincelant de diamants qui brillaient à la lueur glacée d’une Lune sans pitié.
C’étaient ses larmes, changées en glace là où elles étaient tombées. La terre durcie n’en voulait pas.
Spence se détourna et s’éloigna en titubant, et il se retrouva aussitôt au milieu d’une vaste plaine étendue sous un ciel balayé par le vent chassant à toute allure de fins nuages qui disparaissaient vite à l’horizon. Tout en regardant, il se sentit pris d’une folle envie de suivre ces nuages effilochés pour voir où ils allaient.
Il se mit à courir en soulevant les pieds et en se penchant en avant. Mais ses pieds refusaient d’obéir. Chaque pas était plus pénible et plus lent que le précédent, comme si son énergie lui était mystérieusement soutirée. Bientôt ses jambes devinrent trop lourdes pour se mouvoir. Il se sentait lui-même s’enfoncer dans ce sol aride, aspiré vers le bas comme dans des sables mouvants.
Il se débattit pour se dégager alors que le sable rouge lui couvrait les genoux. Mais son poids l’entraînait inexorablement, centimètre par centimètre. Il se mit à crier et sa voix résonna de façon caverneuse à ses oreilles. Il regarda autour de lui et vit qu’il était pris dans une grosse bulle de verre, et le sable continuait à monter.
À cet instant, il lui semblait tomber du ciel pour l’enterrer vivant. Il sentait les piqûres des grains et entendait le crissement du sable qui lui tombait dessus. Il en avait plein les cheveux et les yeux. Il leva les yeux et vit que la bulle de verre au-dessus de lui se rétrécissait à son sommet et que le sable y pénétrait par une petite ouverture pour tomber à l’intérieur. Le sable lui arrivait à la poitrine et il essayait de le repousser de ses bras ; mais celui-ci n’arrêtait pas de tomber et bientôt il se retrouva enfoncé plus profond encore.
Il cria de nouveau et n’entendit que l’écho du silence, sachant que ses cris ne pouvaient s’entendre à l’extérieur du verre. Tandis que le sable lui recouvrait la tête, il réalisa qu’il se trouvait enfermé dans un sablier et que tout le sable s’était écoulé.
Spence se réveilla en suffoquant et il se redressa instantanément sur le lit. La pièce était dans l’obscurité la plus totale – une obscurité profonde et veloutée qui pesait sur lui d’un poids oppressant. Il la sentait l’enrober, le recouvrir, l’étouffer.
Il voulait se lever, fuir pour échapper à l’horrible présence du rêve. Mais une force invisible le maintenait là. Il se recoucha et au même moment il aperçut quelque chose dans l’obscurité profonde qui le fit s’étrangler.
Directement au-dessus de lui, à mi-hauteur entre le lit et ce qu’il estimait être le plafond, une légère phosphorescence verdâtre flottait dans le noir. Il s’enfonça dans la couchette encastrée et vit sous ses yeux la lueur s’intensifier et prendre la forme d’une couronne dont émanaient des filaments de lumière. Le centre de la couronne était indistinct, mais il sentait que quelque chose d’obscur et de mystérieux bouillonnait au centre du halo.
Le halo lumineux et verdâtre lui semblait étrangement familier. Il avait l’impression de l’avoir déjà vu ou ressenti quelque part – mais ou ? Il ne pouvait se souvenir. Et pourtant la sensation de familiarité persistait et elle s’accompagnait d’une terreur croissante.
Son corps se mit à trembler.
Au centre du halo, les vagues contours de formes indéterminées s’entrelaçaient de lumière bleue. Fragiles et mal définies, elles s’embrasaient et disparaissaient, mouvantes, tourbillonnantes, venant s’accoler à la tache de lumière verte. Les filaments bleus et transparents émettaient des étincelles argentées au contact du halo vert.
La chose semblait l’attirer vers elle, le soulever et l’aspirer. Il avait l’impression de tomber. D’une main tremblante, il essaya d’éviter le mur. La terreur le parcourait comme un arc électrique de haut voltage. Son cœur s’immobilisa dans sa poitrine, comme sous l’étreinte d’une poigne invisible. Le sang bourdonnait dans ses oreilles.
Le centre tourbillonnant de la couronne lumineuse se figea en un noyau translucide, une masse ronde et étincelante faite de minuscules particules de lumière pure. La forme ovoïde tournait lentement sur son axe. Spence enfonça ses ongles dans les draps de la couchette et au même moment sa peau se hérissa sous l’effet d’un son faible très aigu, un son qu’il ressentait plus qu’il ne l’entendait. Le son de ses rêves.
Spence combattit la nausée qui l’envahissait. La sueur perlait sur son front et au-dessus de sa lèvre supérieure. Il essayait faiblement de détourner son regard, mais la force de la chose lumineuse le dominait. Sa bouche s’ouvrit pour émettre un cri de terreur muet, la langue collée au palais.
La masse lumineuse continuait à tourner, et Spence s’enfonçait dans l’horreur du cauchemar. Il la regardait tourner, tourner, prendre forme, se rassembler, se créer à partir des atomes de lumière. Les yeux remplis de terreur, Spence reconnut enfin la chose qui se matérialisait. C’était un visage. Et un visage qu’il connaissait trop pour ne pas ressentir peur et révulsion. Du centre du halo incandescent, les traits squelettiques du visage de Hocking le fixaient.